TRADUCTIONS LITTÉRAIRES


LE TESTAMENT D’UN HUMANISTE
1

Le cardinal Jean Bessarion2

J’ai fait la connaissance du cardinal Bessarion en décembre 1976, lors d’une visite à la Biblioteca Marciana de Venise, devant le palais des doges, pour y examiner quelques manuscrits en rapport avec la théorie musicale médiévale. C’est alors que j’appris que ces trésors des XIe-XIIe siècles avaient appartenu à la bibliothèque personnelle du cardinal qui les avait généreusement légués à la Sérénissime de Venise pour constituer le premier fonds de la Marciana. L’illustre Pétrarque, le chantre de Laure, en fut le premier bibliothécaire, lui dont la statue surplombe encore les tables des studieux lecteurs… Pour lui témoigner à ma façon ma reconnaissance, j’ai cru bon de traduire, pour la première fois en français, le testament du cardinal, rédigé en excellent latin.

Jean (Johannes) Bessarion (probablement Basilius Bessarion, en grec, Johannes étant son nom de baptême) est un cardinal de l’Église romaine originaire de Trébizonde (auj. Trebzon en turc), sur les bords de la mer Noire. D’abord moine puis higoumène (abbé) de son monastère, il fut choisi, en sa qualité de métropolite (archevêque) de Nicée, pour accompagner l’empereur Jean VIII Paléologue aus conciles de Ferrare et de Florence (1438-1439) où il plaida pour l’union des Églises grecque (orthodoxe) et latine, séparées depuis le schisme de 1054. Fait cardinal par le page Eugène IV en 1439 en raison de son immense savoir et de ses non moins grands talents de conciliateur, il s’installa à Rome d’où il fut investi de nombreuses missions diplomatiques, entre autres en Allemagne, en Autriche et en France auprès du roi Louis XI qui, dit-on, se permit de lui tirer la barbe à la suite d’un vif différend de nature politico-religieuse. Il en mourut peu de temps après à Ravenne mais fut enseveli à Rome, dans l’église des Douze Apôtres, où repose aussi le compositeur Girolamo Fescobaldi. Son palais cardinalice existe toujours, Via San Sebastiano, protégé par des cyprès séculaires. Il fut surtout un grand humaniste, aussi l’aise en lettres grecques que latines (Leo Valla l’avait à juste titre surnommé Latinorum Graecissimus, Graecorum Latinissimus, « Le plus Grec des latins, le plus Latin des Grecs »), réforma l’Université de Bologne (la plus ancienne d’Europe) en proie à des désordres étudiants (nihil novi sub sole…) et accueillit de nombreux érudits byzantins exilés à la suite de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, sauvant par le fait même de précieux manuscrits grecs de la destruction (n’oublions pas que l’invention de Gutemberg n’avait pas encore eu lieu). Philosophiquement, il tenta de concilier les doctrines d’Aristote et de Platon, défendant ce dernier contre les « calomnies » de ses dénigreurs (In calumniatorem Platonis, 1469. Il traduisit la Métaphysique d’Aristote).
On retiendra surtout de lui le legs de sa magnifique bibliothèque de plus de 750 manuscrits à la République de Venise, à l’origine du fonds de la Biblioteca Marciana érigée par la suite dans le splendide édifice dessiné par Jacopo Sansovino en 1537, du côté opposé au grand palais des Doges et que l’on aperçoit en premier en arrivant à Venise par la mer.
Mentionnons, pour l’anecdote, qu’un cratère lunaire de 10 km a été nommé en son honneur en 1935 et qu’une station de métro torontoise porte son nom, décorée par une artiste québécoise, Mme Sylvie Bélanger (les prêtres basiliens, de rite grec orthodoxe uniate, c’est-à-dire unis à Rome, sont présents à Toronto depuis le XIXe siècle). Cet éminent personnage du XVe siècle méritait bien que l’on traduise son testament.

Au doge Christophoro Moro3, seigneur illustrissime et tout-puissant de Venise, et à son glorieux Sénat, Salut !

DEPUIS L’ÂGE le plus tendre je n’ai eu de cesse de consacrer tous mes efforts et tous mes soins, toute mon ardeur et tout mon empressement à acquérir des livres dans toutes les branches du savoir. A cette fin, non seulement en ai-je, dès mon enfance et mon adolescence, copié un très grand nombre de ma propre main : bien plus, toutes les économies que j’ai pu faire depuis, en épargnant avec parcimonie, je les ai consacrées à en acheter d’autres. C’est que j’estimais ne pouvoir me procurer aucun bien plus digne ou supérieur, aucun trésor plus utile ou plus noble. Riches des dits, des hauts faits, des coutumes, des lois et des traditions du passé, les livres vivent, conversent, dialoguent avec nous. Ils nous instruisent, nous forment, nous consolent ; ils évoquent les souvenirs disparus depuis longtemps de notre mémoire, et les font surgir devant nos yeux. Telle est leur autorité, leur valeur, leur grandeur, tel, enfin, leur pouvoir spirituel (numen) que, s’ils n’existaient pas, nous serions tous incultes et ignorants : nous n’aurions presqu’aucune souvenance du passé, aucun modèle, ni aucune connaissance des actions humaines et divines. Et l’urne4 qui contient les cendres des hommes renferme aussi leurs noms.

Quoique cette pensée ait été constamment présente à mon esprit, mon zèle se fit plus passionné encore après ma séparation d’avec la Grèce : pleurant la chute de Byzance5, je consacrai toutes mes forces, tous mes soins, tous mes moyens et toute mon activité à acquérir des livres grecs.

Je craignais, en effet, je redoutais terriblement qu’avec bien d’autres choses, les peines et les labeurs de tant d’hommes éminents et supérieurs l’élite de la terre ne soient menacés de disparition, comme la fait s’est vue dans le passé : en effet, des deux cent vingt mille livres qui, au dire de Plutarque, figuraient dans la bibliothèque d’Apamée6, c’est à peine si mille survivent encore à notre époque. Aussi nous sommes-nous efforcé, autant que faire se pouvait, de collectionner non point le plus grand nombre de livres, mais les meilleurs : c’est ainsi que nous avons rassemblé et réuni, volume par volume, oeuvre après oeuvre, presque tous les écrits des savants grecs, ceux surtout qui étaient rares et difficiles à trouver.

En réfléchissant souvent sur tout cela, il me sembla que mon voeu serait mal exaucé si je ne veillais également à ce que ces livres, que j’avais colligés avec tant d’ardeur et d’efforts, ne soient de mon vivant placés <en lieu sûr>, afin qu’après ma mort ils ne puissent être dispersés ou vendus, mais qu’ils puissent au contraire, dans un lieu à la fois sécuritaire et accessible, s’avérer utiles tant aux Grecs qu’aux Latins.

Sur cette réflexion, passant en revue dans ma pensée bien des villes d’Italie, seule Votre glorieuse et illustre cité s’imposa à mon esprit comme pouvant répondre totalement à mon attente. Je ne voyais pas, en effet, quel endroit plus sûr je pourrais choisir, que celui qui est régi par l’équité, fondé sur les lois, gouverné dans l’unité et la sagesse, où les vertus de modération, de sérieux, de justice et de loyauté trouvent <meilleur> domicile ; où le pouvoir, pour suprême et considérable qu’il soit, n’en est pas moins impartial et mesuré ; où les esprits, libres dans leurs délibérations, ne sont enclins ni aux décisions arbitraires, ni aux errements ; où des sages détiennent les clés de l’autorité ; où les bons ont préséance sur les mauvais, et, indifférents aux privilèges individuels, administrent tout le corps de la République d’un accord unanime et avec la plus grande intégrité. Forte de toutes ces qualités, puisse Votre Cité transmettre à la postérité, chaque jour davantage, et son autorité morale, et sa renommée.

Voilà donc pourquoi il m’a paru que je ne pouvais choisir endroit plus convenable ni, surtout, plus approprié pour mes compatriotes.

Toutes les nations de la terre, en effet ou peu s’en faut affluent en très grand nombre dans Votre cité et, au premier rang d’icelles, les Grecs : arrivant de leurs provinces par la mer, ils font d’abord escale à Venise, liés à Vous à ce point par les liens de l’amitié, qu’ils croient, lorsqu’ils abordent Votre ville, entrer dans une seconde Byzance.

Ceci étant dit, quel meilleur refuge notre dation pourrait-elle trouver, sinon chez ceux à qui je suis moi-même lié et attaché en raison des nombreuses libéralités dont ils m’ont comblé ; que dans cette cité que je choisis pour patrie, lorsque la Grèce fut conquise, et dans laquelle je fus par Vous mandé et accueilli de la façon la plus honorable.

Sentant, par conséquent, ma fin prochaine, le poids de l’âge et des maladies s’aggravant ; considérant aussi tout ce qui pourrait survenir, je lègue et cède en dation tous mes livres, tant grecs que latins, à la très sainte fondation du Bienheureux Marc en Votre glorieuse cité, en témoignage, envers votre patrie, d’une reconnaissance au moins égale et à Votre Grandeur, et à la reconnaissance réciproque que Vous avez bien voulu me témoigner ; afin que vos descendants et Vous-même qui par vos vertus, votre sagesse et vos libéralités, m’avez fait votre débiteur, adopté et obligé, puissiez toucher l’héritage de mes labeurs, et <cueillir> leurs fruits abondants et durables. Puissent également toucher cet héritage, par Votre intermédiaire, tous ceux qui cultiveront les belles-lettres7.

Voilà pourquoi nous mandons à vos Excellences et la dation elle-même, et l’index des livres, et le décret du souverain pontife8, en priant Dieu d’accorder à Votre République bienfaits, bonheur et prospérité. Puisse-t-elle recevoir la paix, la sérénité, la liberté et la félicité perpétuelles.

Longue et heureuse vie à Votre Excellence !

Viterbo, le 4 mai [1469]
Jean Bessarion, patriarche de Constantinople,
à la basilique de Saint-Marc de Venise.

N O T E S

1. Manuscrits. Vatican, Vat. lat. 3962 ; Vat. lat. 5302, f° 108-109v : Rome, Bibl. Angelica, lat. 479, f° 119-122 ; Vat. Regin. lat. 1491, f° 171v-173 ; Paris, Bibl. Nat. 3064, f° 16-33 ; Venise, Bibl. Marc. lat. XIV,14 (loc.4235), f° 1-4, et XIV,17 (loc.4236), entre les f° 1-2, copie de 1543.
Editions. P. Justiniani, Rerum Venetiarum historia, Venise, 1560, p. 292-294 ; L. Dulcius [Lodovico Dolce] Munus Literarium D. Bessarionis Cardinalis, 1622 (d’après Marc. lat. XIV,14) ; M. Goldast von Heiminsfeld, in Philologicarum Epistolarum Centuria […] Francfort, 1610 (reproduit dans Migne, Patrologia Graeca, tome 161, col. 700-702) ; G. Valentinelli, Bibliotheca Manuscripta ad S. Marci Venetiarum I (Venise, 1868), p.16-19 ; H. Omont, in Revue des Bibliothèques IV (1894), p. 138-140 ; L. Labowsky, Bessarion’s Library and the Bibliotheca Marciana, Roma, p. 147-149.
2. Né à Trébizonde (sur la mer Noire, en Turquie), mort à Ravenne en 1472. Favorisant le rapprochement entre l’Église latine et l’ Église grecque, Eugène IV le fit cardinal en 1439. Habile diplomate et d’une prodigieuse érudition, il écrivait aussi bien en latin qu’en grec et contribua beaucoup à faire connaître la langue et la culture de sa mère-patrie en Italie. En raison de sa double culture, on le qualifiait ainsi : « Graecorum Latinissimus, Latinorum Graecissimus. » Légat à Bologne de 1450 à 1455, il releva l’Université de cette ville, la plus ancienne d’Europe.
3. Cristoforo Moro (1390-1471), 67e doge de Venise de 1462 à sa mort, partisan de la lutte contre les Turcs qui avaient privé Bessarion de sa patrie. Sage, savant et charitable, il laissa sa bibliothèque au couvent San Salvador.
4. Réminiscence d’Horace, Odes II, 325-9 : « omnes eadem cogimur omnium/uersatur urna serius ocius/sors exitura et nos in aeternum/exilium impositura cumbae. »
5. Aux mains des Turcs, le 26 mai 1453, après un siège de près de six mois qui accula les habitants à une horrible famine.
6. Ville (auj. en Syrie) édifiée par Séleucos Ier vers 300 A.C., l’une des quatre tétrapoles avec Séleucie de Piérie, Antioche et Laodicée. Au IIe s. A.C., elle devint l’une des quatre satrapies de Séleucide (Syrie du Nord). Aux époques hellénistique et romaine, elle fut un centre philosophique important où les courants épicurien, néo-platonicien et pythagoricien (ex. Numénios d’Apamée) furent bien représentés. Les philosophes tardifs Longin, Porphyre et Jamblique y étudièrent. Presque complètement détuite lors de tremblements de terre en 1152 et 1170, ses ruines actuelles (fouillées par l’école archéologique belge) datent surtout de l’ère romaine.
7. Le legs de Bessarion à la Biblioteca Marciana comprenait environ 746 manuscrits qui constituent le fonds initial de cette remarquable bibliothèque, auxquels environ 313 autres furent ajoutés après sa mort. L’illustre poète et humaniste Pétrarque y fut bibliothécaire.
8. Il s’agit du pape Pie II (1458-1464) qui l’avait fait patriarche latin de Constantinople en 1463.

Bibl. BIANCA, C., « La formazione della bibliotheca latina del Bessarion », in Scrittura, biblioteche e stampa a Roma nel Quattrocento. Aspetti e problemi, p. 103-165 (Atti del seminario 1-2 giugno 1979. Città del Vaticano, 1980).
ID., « Da Bisanzio a Roma. Studi sul Cardinale Bessarione », in Roma nel Rinascimento, 1999.
FIACCADORI, Gianfranco (dir.) Bessarione e l’Umanesimo. Catalogo della Mostra. Napoli, Vivarium, 1994 (Istituto Italiano per gli studi filosofici – Biblioteca Nazionale Marciana, Saggi e Ricerche, 1). XIV-544 p.
HERVA-BALLINA, A., « Bessarione di Nicesa, humanista cristiano », Studium Ovetense I (1974), p. 22-31.
LABOWSKY, Lotte, Bessarion’s Library and the Biblioteca Marciana. Six Early Inventories, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1979, XVI-547 p. (Sussidi eruditi, 31).
[MIGNE] Dictionnaire des cardinaux, Paris, Migne, 18?.
MOHLER, L., Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsman, 1927-1942.
OMONT, Henri, « Inventaire des manuscrits grecs et latins donnés à Saint-Marc de Venise par le cardinal Bessarion en 1468 », Revue des bibliothèques, mai-juin 1894, 59 p.
ROCHOLL, R. Bessarion. Studie zur Geschichte der Renaissance, Leipzig, 1904. XI-239 p.
VALENTINELLI, Joseph, Bibliotheca Manuscripta ad S. Marci Venetiarum. Digessit et commentarium addidit …
VAST, H., Le Cardinal Bessarion (1403-1472). Étude sur la chrétienté et la Renaissance, vers le milieu du XV s. Paris, Hachette, 1978, XV-472 p. (thèse pour le doctorat ès lettres. Sur sa bibliothèque : p. 363-378).
Venetiis, Ex Typographia Commecii, 1865-1873, 6 vol. [Cap. II (p. 10-55) : Acte de donation au doge Cristoforo Mauri (p. 16-19). Dons de Pétrarque (1362), Bessarion (1468), Aldo Manuzio (1597), Tycho Brahé (1598), Morelli (1819).]
VOGEL, E. G., « Bessarions Stiftung oder die Anfänge der S. Marcusbibliothek in Venedig nach Zeno, Morelli, Blume u. AA. », Serapeum. Zeitschrift für Bibliothekwissenschaft, Handschriftenkunde und ältere Litteratur Nº 7 (Leipzig, 1841), 90-107 ; 138-139.

Légende de son médaillon :

Frons tibi Threicia fuit olim cincta tiara. La tiare thrace [i. e. byzantine] naguère couvrit ton chef.
Nunc te Romana purpura veste tegit. Maintenant, c’est la pourpre romaine qui te vêt.


Traductions en PDF

Invitation est faite de lire, en cliquant sur le titre, la jolie petite nouvelle de Victor Auburtin, journaliste allemand d’origine française qui vécut de 1870 à 1928, totalement inconnu sous nos cieux mais qui fut, en son temps, très apprécié de ses nombreux lecteurs. Ses oeuvres sont encore éditées de nos jours en Allemagne.

Victor Auburtin, La fin de l’Odyssée.