Le dormeur du val
C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des hayons
D’argent. Où le soleil, de la montagne fière,
Luit. C’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat, jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort. Il est étendu dans l’herbe sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
La main sur la poitrine il dort, souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme.
Nature, berce-le chaudement, il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine,
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille : il a deux trous rouges au côté droit.
Ce chef d’oeuvre est d’un adolescent de quinze ans, Arthur Rimbaud, extrêmement sensible aux horreurs de la guerre (celle de 1870-1871). On remarquera les audacieux emjambements, maniés avec un doigté admirable. A réciter sur la chanson de Boris Vian, Le déserteur, si bien dit par Serge Reggiani.
L’un des plus célèbres poèmes de Victor Hugo, qui témoigne de l’amour sans borne que ce père éprouvé et meurtri au plus profond de lui-même portait à sa chère fille Léopoldine, morte noyée avec son jeune époux à Villequier, peu de temps après leur mariage. Hugo est demeuré inconsolable, avec ou sans maîtresses. Peut-être a-t-il cherché, dans l’action politique intense ou dans l’infidélité, à y noyer son chagrin, si l’on ose dire.
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Tu vois, je sais que tu m’attends.
J’irai par les chemins, j’irai par la montagne;
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai, les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos voûté, les mains croisées,
Triste, et le jour sera pour moi comme la nuit.
Je ne verrai pas l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur.
Et lorsque j’arriverai, je mettrai sur sa tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Composé en 1846. Publié dans les Contemplations en 1847.
Je crois pouvoir dire que j’avais lu, avant quinze ans, la Légende des siècles au complet, dans les trois petits volumes de la collection Nelson que mon père possédait et que j’ai conservés précieusement. Certains poèmes épiques m’avaient donné la chair de poule et me la donnent encore, tel Eviradnus (j’en ai retenu la “chute” : « Madame, avez-vous bien dormi ? ») et, surtout, La conscience, appris par coeur mais oublié en partie, sauf pour le clèbre dernier vers : « L’oeil était dans la tombe, et regardait Caïn ».
Je savoure aussi Booz endormi, dont voici la fin :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth.
Le croissant fin et clair, parmi les fleurs de l’ombre,
Brillait à l’Occident. Et Ruth se demandait,
Pâle et frémissant sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le chants des étoiles.
Dans un autre registre :
Oh ! que de votre lèvre il tombe
Sur ma lèvre un furtif baiser,
Pour que je puisse dans ma tombe,
Le coeur tranquille, reposer.
Théophile Gautier, l’auteur du Capitaine Fracasse et excellent critique d’art.
Dans le genre héroïque :
Les Conquérants
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leur misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango celait dans ses mines lointaines.
Et les vents alizés inclinaient leurs carènes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré.
Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter, en un ciel ignoré,
Du fond de l’océan des étoiles nouvelles.
José Maria de Heredia (1842-1905), poète parnassien dans la lignée de Leconte de Lisle (né dans les jardins fleuris de l’île de la Réunion) et né, lui, dans un autre île odorante des Antillles, d’un père cubain…
Je n’ai jamais compris que le critique littéraire Kléber Haedens ait osé affirmer péremptoirement, dans Une histoire de la littérature française (1945), du haut de ses trente-deux ans, que Les Trophées réunissaient « les sonnets les plus laids et les moins poétiques de la langue française » ! Pourtant, un peu plus vieux, Haedens n’avait pas dédaigné d’appartenir à la même compagnie que celle de son prédécesseur, l’auguste Académie française…
Il me semble au contraire que ce petit recueil de 118 poèmes constitue, par son agencement en tableaux historiques (Grèce et Rome, Moyen Âge et Temps barbares, Renaissance, Orient…), une sorte de Légendes des siècles en raccourci. Et l’on admirera les belles sonorités des “Conquérants” qui traduisent parfaitement la brutalité inhumaine des conquistadors espagnols. Je suis aussi très sensible à la musique intemporelle de la miniature suivante (Heredia, diplômé de l’École des chartes et bibliothécaire à l’Arsenal, était un érudit féru de culture antique et médiévale), qui préfigure les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs :
Médaille antique
Le temps passe, tout meurt, le marbre même s’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu manteau de son ciel indulgent.
Et seul le dur métal que l’amour fit docile,
Garde encore en sa fleur, aux médailles d’argent,
L’immortelle beauté des vierges de Sicile.
Le formalisme épuré, recherché, des poètes parnassiens me séduit, en dépit des reproches qu’on leur fait trop facilement et injustement. Le poème suivant de Leconte de Lisle me semble l’un des plus réussis. Sa forme versifiée est très originale – un hapax ou singularité peut-être dans la littérature française. En raison de cette caractéristique qui lui donne tout son charme, il est aisé à mémoriser, comme une chanson. Il a d’ailleurs été « musicalisé » (voir plus bas). Il me plaît de me le réciter souvent, à voix basse plutôt que silencieuse :
Poèmes barbares
Le frais matin dorait de sa clarté première
La cime des bambous et des gérofliers.
Ôh ! les mille chansons des oiseaux familiers,
Palpitant dans l’air rose et buvant la lumière.
Comme lui tu brillais, ô ma douce lumière,
Et tu chantais comme eux vers les cieux familiers.
A l’ombre des letchis et des gérofliers,
C’était toi que mon coeur contemplait la première.
Telle, au jardin céleste à l’aurore première,
La jeune Ève, sous les divins gérofliers,
Toute pareille aux anges familiers,
De ses yeux innocents répandait la lumière.
Harmonie et parfum, charmes, grâce, lumière,
Toi vers qui s’envolaient mes songes familiers,
Rayon d’or, effleurant les hauts gérofliers,
Ô lys qui m’a versé mon ivresse première…
La vierge aux pâles mains t’a prise la première,
Chère âme, et j’ai vécu loin des gérofliers,
Loin des sentiers charmants à tes pas familiers,
Et loin du sol natal où fleurit ta lumière.
Des siècles ont passé dans l’ombre et la lumière,
Et je revois toujours mes astres familiers :
Les beaux yeux qu’autrefois sous nos gérofliers
Le frais matin dorait de sa clarté première.
J’ai tenté d’en faire ressortir la structure ingénieuse dans le schéma suivant, élaboré au cours d’une nuit d’insomnie sur un lit d’hôpital, vers les quatre heures du matin : la maladie est parfois propice aux élucubrations…
α : strophes I, III, V (3) (impaires) a = rime féminine au singulier
β : strophes II, IV, VI (3) (paires) b = rime masculine au pluriel
(remarquer la simple suppression du e féminin)
α et β sont alternés.
Rime féminine (a) : sur 2 mots identiques.
Rime masculine (b) : sur 2 mots identiques.
Le dernier vers – la « chute » – reprend le tout premier. Rimes embrassées.
Pour accentuer, peut-être, la sonorité des é ou er, Leconte de Lisle a modifié l’orthographe de giroflier en géroflier. Aussi loin l’idéal poétique parnassien pouvait-il aller…
I. Le… | a1 | (première) |
α | b1 | (gérofliers) |
≡ III, V | b2 | (familiers) |
… | a2 | (lumière) |
II. Comme | a2 | (lumière) |
β | b2 | (familiers) |
≡ IV, VI | b1 | (gérofliers) |
… | a1 | (première) |
III. Telle | a1 | (première) |
a | b1 | (gérofliers) |
≡ I, V | b2 | (familiers) |
… | a2 | (lumière) |
IV. Harmonie | a2 | (lumière) |
b | b2 | (familiers) |
≡ II, VI | b1 | (gérofliers) |
… | a1 | (première) |
V. La vierge | a1 | (première) |
a | b1 | (gérofliers) |
≡ I, III | b2 | (familiers) |
… | a2 | (lumière) |
VI. Des siècles | a2 | (lumière) |
b | b2 | (familiers) |
≡ II, IV | b1 | (gérofliers) |
… | a1 | (première) |
Ce poème a été mis en musique(récitant, harpe ou piano, flûte ou violon) par un compositeur complètement oublié de nos jours, Philippe Bellenot (1860-1928), maître de chapelle à Saint-Sulpice et ami de Saint-Saëns. La pièce a été publiée aux Éditions Durand en 1907. Une résurrection en soirée intime mériterait d’être tentée.
Il est aussi un autre poème de Leconte de Lisle que, décidément, j’apprécie de plus en plus, au hasard d’une page lue en feuilletant ses Poèmes barbares. Il s’agit, cette fois, d’une villanelle, une forme médiévale remise au goût du jour par les poètes romantiques fascinés par les temps gothiques (Victor Hugo en est le meilleur exemple, non seulement en vers et en prose, mais dans ses dessins et ses meubles par lui conçus qu’on peut admirer dans son musée de la place des Vosges). Je la reproduis ici, après l’avoir dûment mémorisée.
Par une nuit noire, sous l’Équateur
Le Temps, l’Étendue et le Nombre,
Sont tombés du noir firmament
Dans la mer immobile et sombre.
Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Étendue et le Nombre.
Tel un lourd et muet décombre,
L’Esprit plonge au vide dormant
Dans la mer immobile et sombre.
En lui-même, avec lui, tout sombre,
Souvenir, rêve, sentiment,
Le Temps, l’Étendue et le Nombre,
Dans la mer immobile et sombre.
Je ne m’attarderai pas sur le sens philosophique à donner au Temps, à l’Étendue et au Nombre (les majuscules sont de l’auteur) car la musique du verbe répugne à l’exégèse scolaire. J’ajouterai seulement que cette habile villanelle a été mise en musique par Charles Koechlin (Op. 21 no 2) et enregistrée sur CD. On remarquera tout de même l’audacieux singulier de décombre, pour les besoins de la rime. C’es un apocope.