Elles viendront, elles viendront, pour ma plus grande honte…
P. S. Elles arrivent, elles sont là…
εἰς ἑαυτόν
L’empereur romain Marc-Aurèle a écrit en grec (la langue philosophique pour tout Romain cultivé, non sans un soupçon de snobisme) un recueil de pensées morales connu sous le titre d’εἰς ἑαυτόν, Pour moi-même. Ce recueil, de haute tenue, a heureusement survécu, en raison de l’importance historique du personnage et de son goût pour les lettres. J’ai lu cet ouvrage célèbre, et je le relis encore de temps à autre. Il m’a inspiré mon propre εἰς ἑαυτόν, que je transforme en reprenant à mon compte un vers (modifié) de Valéry : Tel qu’en moi-même parfois le temps me change. Voici ces « mauvaises pensées », imaginées, pour le meilleur et le pire, au fil des ans, et disposées pour l’instant en ordre alphabétique.
ÂGE. L’âge apaise les feux de l’amour sans jamais les éteindre…
AIGLE. Un aigle ne saurait se satisfaire des actions d’un manchot.
ALLEMAND. Pour donner des lettres de noblesse à son vocabulaire roturier, la langue allemande affuble de la Majuscule tous ses noms communs.
AMOUR. La meilleure façon de gâcher une belle histoire d’amour est de la faire durer.
Il n’est point d’amour si fort qu’une blessure ne puisse éteindre (d’après Properce III, 8: Non est certa fides quam non iniuria versat).
ARCHIVES. Les dépôts d’archives poussiéreuses sont de bien tristes cimetières que l’on ne visite même pas à la Toussaint. (Je suis l’exception : j’en ai tant consultés, à tous les mois de l’année, particulièrement en France. Un mal nécessaire. J’en conserve, vivace, l’odeur si caractéristique des vieux grimoires — matière végétale — ou des manuscrits en parchemin, matière animale.)
ARROGANCE. Il m’est toujours apparu que l’arrogance ne sied bien qu’aux parvenus.
ART. L’oeuvre d’art achevée est insaisissable – Telle un cloître, l’oeuvre d’art doit comporter autant de clôtures que d’ouvertures.
AUTORITÉ. L’autorité juste et confiante récuse la force pour s’imposer.
AVENIR. Il ne faut pas insulter l’avenir, surtout quand on ne peut prévoir ce qu’il nous réserve…
BEAU. V. Inutile.
BRAHMS. Lorsque j’écoute Brahms, j’entends des bottes. Lorsque j’entends Wagner, je les vois ! V. Schubert.
CÉLÉBRITÉ. Un beau programme : devenir célèbre à force d’obscurité…
CHANGEMENT. Avec le temps, j’estime inutile d’apprendre ce qu’il m’est impossible de changer.
CHEF D’OEUVRE. Le chef d’oeuvre absolu ne peut qu’ être une impasse, tout comme le Beau est désespérance.
CHIASME. Au printemps fleuri succéda un été stérile ; aux semailles généreuses, une moisson décevante. Richesse des contraires…
COMMENTAIRE. Souvent le commentaire, loin de clarifier l’obscurité du récit, l’enfonce davantage dans la légende.
CONNAISSANCE (savoir). Les chemins de la connaissance mènent aux noces du temps et de l’éternité.
CONNAISSANCE (de soi). Est-il vraiment nécessaire de tout savoir sur autrui pour se connaître soi-même ? J’ai un principe qui ne m’a jamais trompé : ce que les autres disent ou pensent de moi ne me regarde pas. Ainsi, je dors toujours tranquille…
CYNISME. Le cynisme est la forme risible du désespoir.
DÉCOUVERTE et HASARD. Qu’une découverte puisse être due au hasard ne signifie par que le hasard favorise la découverte.
DÉMENCE. Lorsque frappe l’affreux mal d’Alzheimer, « Le corps s’éteindra seul, estant l’esprit dément » (d’après un vers d’Aubigné).
DIALOGUE. Deux invités s’efforçaient de mener son terme un dialogue de sourds. Or il y avait dans le salon quatre fauteuils. On les invita à s’asseoir entre les deux…
DIEU. « Dieu existe ». Dans cette expression, ce n’est pas le premier mot qui fait problème…
DIEU (idée de). Se pourrait-il qu’il existât une forme de pensée immatérielle et universelle, qui imprègne de son esprit harmonieux (donc, beau, juste et bon) tout ce qui a existé, existe et existera jamais ?
ENDOGAMIE. Un triste exemple d’endogamie historique : Charles Quint (1500-1558) épouse en 1526 Isabelle du Portugal (1503-1539), sa cousine germaine. Le frère de celle-ci, Jean III du Portugal, épouse la soeur de Charles Quint, Catherine d’Autriche. De cette union naissent cinq enfants, dont Philippe II d’Espagne, l’aîné (1527-1556-1598), qui épousa Marie Tudor (dite Marie la Sanglante, 1516-1558), fille de Catherine d’Aragon (1485-1536), 1re épouse d’Henry VIII (1491-1509-1547), plus jeune qu’elle de 6 ans et veuve de son frère aîné Arthur. — Un autre exemple qui nous touche davantage. Louis XIV, à seize ans, a épousé Marie-Thérèse (une Espagnole qui ne parlait pas un mot de français), nièce d’Anne d’Autriche (une Habsbourg), mère de Louis XIV et sœur du père de Marie-Thérèse, Philippe IV d’Espagne. Elle était donc aussi la nièce de son beau-père, Louis XIII… Quant à Philippe IV (beau-père de Louis XIV), il avait pour épouse Élisabeth de France, qui était la sœur du père de Louis XIV, le ci-devant Louis XIII. Le Roi-Soleil se trouvait donc à la fois neveu de son beau-père et de sa belle-mère, et son épouse, nièce également de son beau-père et de sa belle-mère. Ils étaient donc doublement cousins. Tous tarés ?…
ÉPICURE. Chez les Grecs, Hercule, dit-on, a délivré les hommes de la peur mais Épicure les a délivrés de l’angoisse. Ce qui est mieux : rien, en fait, ne peut éradiquer la peur circonstancielle ou événémentielle (accident imminent, bord de précipice…). Mais avoir délivré les hommes de l’angoisse de la mort, voilà l’accomplissement suprême. Les religions s’y essaient par le subterfuge d’un Au-delà inconnaissable mais préférable, selon leurs dogmes, à l’existence terrestre, sans garantie de certitude…
EXISTENCE. L’existence humaine m’apparaît à l’image d’un double escalier, de marches et de paliers inégaux: physiquement, on vient au monde sur la marche la plus haute pour descendre, de plus en plus vite, vers la dernière, qui nous fait trébucher au plus bas ; intellectuellement, on s’élève graduellement de la plus basse vers les plus élevées, plus ou moins rapidement, en marquant divers paliers plus ou moins hauts, plus ou moins larges. Et le nombre de marches de celui-ci n’est pas du tout égal celui-là… V. Vivre.
FORCE, FAIBLESSE. Les faiblesses individuelles font la force collective. Cela me semble particulièrement vrai pour les États-Unis.
SCHUBERT. On demandait à Stravinski s’il ne lui arrivait pas de s’endormir en écoutant Schubert, à cause de ses longueurs. « Bien sûr, disait-il, mais lorsque je m’éveille, je me crois au paradis. » J’ai une autre formule. Les longueurs chez Schubert : comme on voudrait qu’elles ne se terminent jamais…
WAGNER. De la musique de film — sans le cinéma ! (Je sais que je vais me faire épingler pour ce blasphème aux oreilles des wagnériens enragés, mais je tiens mon bout de la corde. L’orchestration chez Wagner est admirable, mais vocalement, c’est une horreur : un vacarme barbare ! On comprend pourquoi aucune belle voix italienne voudrait risquer de la perdre en s’attaquant à ce genre diabolique. On ne devrait jouer que les parties d’orchestre, et tous les débats sur son œuvre n’auraient plus lieu d’être. Et puis, toute cette fausse mythologie inventée de toutes pièces, et cette langue alambiquée, faussement médiévale… Tout cela sent l’artifice, l’imposture, le toc dispendieux ! Moi aussi j’ai fait le « pélerinage » obligé à Bayreuth : j’y ai vu, en plein mois d’août, des douairières en longue robe noire et jabot de dentelle blanche, coiffées d’une sorte de diadème en faux diamants, leur fard dégoulinant, sous la chaleur moite, sur leurs rides mal dissimulés. Et de gros individus en smoking, un montecristo à la bouche, tout fiers d’aller assister à une grand’messe païenne. J’ai cru à un remake du film de Visconti situé aux années ’35-’36, Cosima Liszt-Wagner transformée en Walkyrie avec un svastika collé sur le heaume à cornes. Jai quitté incontinent ces lieux maudits en revendant ma place au moins offrant…)