Beaux textes en prose

Il n’y a pas que les vers. La prose, bien maniée par de grands artistes du verbe, peut s’avérer tout aussi « poétique » (au sens grec : ποιειν, faire). J’en donne ici, pour commencer, deux beaux spécimens, que j’ai retranscrits à de multiples reprises, pour bien m’en imprégner et apprendre d’eux :

En guise d’avant-propos à un dictionnaire…

« A un vieux Grec, qui demandait au chêne de Dodone s’il fallait accueillir les noms impénétrables des dieux étrangers en même temps que ces dieux, ou leur donner des noms lisibles, l’oracle répondit : garde les noms barbares. Vers 1330 l’Anglais Guillaume d’Occam, théologien, dans une injonction coupante passée à la postérité sous le nom de Rasoir d’Occam, tempéra l’enthousiasme de l’oracle : “Ne multipliez pas le nombre des entités au-delà de ce qui est nécessaire”.
     Entre ces deux anecdotes, qui disposent diversement de la vie des mots, l’un avec générosité, l’autre avec avarice, se tient l’espace périlleux où se choisissent les entrées d’un dictionnaire. Le dictionnaire de Dodone serait infini, puisque les dieux de la terre sont en nombre infini. Celui de Guillaume d’Occam, de taille en coupure, ne retiendrait peut-être que le seul mot de Dieu.
     La littérature aussi est un dieu – encore faut-il délimiter ses terres et ses temples, définir ses attributs, ses avatars, le divin, qui s’appelle ici le littéraire. Ce n’est pas une petite affaire, tout choix est hérétique au regard des autres choix, et sacrilège au regard du dieu. Si j’étais Guillaume d’Occam (Dieu m’en préserve !) j’aurais rasé la plupart des entrées ; si j’étais le chêne de Dodone (les dieux ne l’ont pas permis), j’aurais laissé s’ébruiter dans ces pages tous les vieux mots tombés en quenouille, les grecs et les latins, ceux de La Pléiade et de Port-Royal. Le dieu et le littéraire ne s’en seraient pas satisfaits davantage. Le lieu et le littéraire sont rétifs, capricieux, duplices : tout discours d’escorte leur est un frein, une injure, une entrave. Ils s’y débattent comme dans les mailles d’un filet.
     Pourtant le filet qui l’arrête laisse voir un instant le dieu, entre ces mailles que sont les entrées. À affects, à écriture, à incipit, à énonciation, à rythme, c’est lui, c’est son souffle et son pas, c’est lui-même ; à bibliothèque, c’est le temple ; à poète c’est l’enfant de choeur, à roman les chanoines ; à grammaire, à forme, c’est le rite ; à inspiration, c’est ce qui excède le rite ; à chef-d’oeuvre c’est le don du dieu – ou son simulacre. Le dieu n’est pas très content qu’on voie tout cela, les manoeuvres des prêtres et les coulisses du temple, la cuisine de l’au-delà. Mais nous lecteurs, nous le tenons, nous jubilons, nous allons voir ce qu’il a dans le ventre. Dans un même mouvement nous le démasquons et nous l’encensons. Nous ouvrons ce livre. »

Pierre Michon, “Ouvrons ce livre”, préface au Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002. Lu le 16.X.09

L’une des plus belles préfaces que j’aie jamais lues, d’un auteur peu fréquenté mais que j’aurais intérêt à découvrir davantage. Que cela nous change des ennuyeuses introductions universitaires qui commencent toujours par … « L’auteur de ce livre … L’objet de ce livre … On trouvera ici … » et qui ne veulent rien dire. J’envie le talent de Pierre Michon…

Séduction

« Par un soir de neige qui faisait rêver davantage de lits bien chauds dans des chambres bien closes, une servante subornée introduisit Messer Alberico dans l’étude où Hilzonde frottait de son […] ses longs cheveux crêpelés qui l’habillaient à la façon d’un manteau. L’enfant se couvrit le visage, mais livra sans lutte aux yeux, aux lèvres, aux mains de l’amant son corps propre et blanc comme une amande mondée. Cette nuit-là, le jeune Florentin but à la fontaine scellée, apprivoisa les deux chevreaux jumeaux, apprit à cette bouche les jeux et les mignardises de l’amour. A l’aube, une Hilzone enfin conquise s’abandonna tout entière, et, le matin, grattant du bout des ongles la vitre blanche de gel, elle y grava à l’aide d’une bague de diamant ses initiales entrelacées à celles de son amant, marquant ainsi son bonheur dans cette substance mince et transparente, fragile, certes, mais à peine plus que la chair et le coeur.
     Leurs délices s’accrurent de tous les plaisirs du temps et du lieu : musiques savantes qu’Hilzone exécutait sur le petit orgue hydraulique que lui avait donné son frère, vins fortement épicés, chambres chaudes, promenades en barque sur les canaux encore bleus du dégel ou chevauchées de mai dans les champs en fleurs. Messer Alberico passa de bonnes heures, plus suaves peut-être que celles que lui accordait Hilzonde, à rechercher dans les paisibles monastères néerlandais les manuscrits antiques oubliés ; les érudits italiens auxquels il communiquait ses trouvailles croyaient voir refleurir en lui le génie du grand Marsile. Le soir, assis devant le feu, l’amant et l’amante regardaient ensemble une grande améthyste apportée d’Italie où l’on voyait des Satyres embrasser des Nymphes, et le Florentin enseignait à Hilzonde les mots de son pays qui désignent les choses de l’amour. Il composa pour elle une ballade en langue toscane ; les vers qu’il dédiait à cette fille de marchands eussent pu convenir à la Sulamite du Cantique. »

(On aura reconnu la prose suave et si bien rythmée de Marguerite Yourcenar dans L’oeuvre au noir, p. 21-22).

Passons à leur contraire car on apprend beaucoup, sinon parfois davantage, des mauvais exemples. En voici deux qui transcendent les limites du tolérable. Je les ai lues dans l’autobiographie du célèbre pianiste hongrois Georges Cziffra – il avait même francisé son prénom par amour de la France qui l’avait bien accueilli en 1956 – qui les rapporte en exemple consommé de phrase amphigourique et sotte, apanage quotidien des cuistres, des politiciens et… des militaires ! Que cette monstruosité ait été dénoncée par un artiste dont le français n’était pas la langue première témoigne du haut degré de culture de cet homme généreux qui a payé de sa bourse la restauration magnifique d’une abbaye médiévale abandonnée comme entrepôt graisseux à un garagiste ignare et la création d’un concours annuel de piano destiné à de jeunes pianistes prometteurs. Je me propose de rendre visite à ce « nouveau sanctuaire » de l’art situé à Senlis, au nord de la France.

« En corrélation avec les besoins intrinsèques des masses populaires, dont le clivage énergétique psycho-moteur, consécutivement à la conjoncture actuelle, subit une translation oblique cinétiquement latente, le haut commandement de la garnison a estimé opportun de concéder une fraction de son potentiel culturel, conséquemment aux accords bilatéraux avec les entités socialement prédominantes de l’agglomération, afin de concentrer l’amplitude optimale que nécessite l’édification d’un projet pour la réalisation duquel l’étude fortuite de vos coordonnées antérieures a stratégiquement permis la localisation inopinée du sujet, dont la participation au niveau professionnel sera primordialement déterminante. »

(De la bouche d’un “officier supérieur” au pianiste Gyorgy Czyffra, cité par lui dans son récit autobiographique Des canons et des fleurs, Paris, Robert, Laffont, 1977, p. 175).

Dans la même veine :

Service militaire : « processus de sublimation sidérale d’un concept ludique transcendé par la visualisation d’un devenir quotidien » !

De la bouche d’un futur psychiatre à Cziffra, ibid. p. 213, 7.IX.2014