HMT

(Histoire de la musique par les textes)

Recueil de textes en diverses langues en rapport avec l’histoire et la théorie de la musique dans leur sens le plus large, disposés dans l’ordre chronologique, de l’Antiquité à nos jours. Le plan général suivra, de même que les sources utilisées.
Pour l’instant, je commence avec la charmante fable d’Orphée et Eurydice telle qu’interprétée dans sa riche symbolique par des théoriciens du Moyen Âge. (La légende d’Orphée et d’Eurydice a été révélée au Moyen Âge à travers Virgile (Géorgiques IV, 314-318) et, surtout, Ovide (Métamorphoses,  livres X et XI), ouvrage fondamental pour la connaissance de la mythologie gréco-romaine en Occident et qui connut un immense succès à partir du XIIe siècle. De belles éditions illustrées furent imprimées à partir de la Renaissance. Signalons entre autres celle de l’abbé Bannier, fort célèbre, au XVIIIe siècle, en plusieurs rééditions sous divers formats, de l’immense in-folio aux petits in-16.)

ORPHÉE et EURYDICE
vus par le Moyen Âge

 Texte I

Orphée, pour en parler tant soit peu, fut un homme éminent tant par les clartés de son intelligence que par la force de son éloquence. On dit qu’il fut grand-prêtre, et théologien, et que, le premier, il institua des sacrifices bacchiques (orgies). Par son éloquence il rendit pacifiques et honnêtes, de rustres et barbares qu’ils étaient, les hommes qui vivaient de façon contraire à là raison, et il convertit en chants harmonieux leurs cris rauques et durs. C’est pourquoi il est dit qu’il soumit à son charme toutes sortes de créatures, fleuves et volatiles, arbres et rochers.
De même Amphion, fondateur de Thèbes, et lui aussi doué d’un extraordinaire talent vocal, passe pour avoir, par son chant, charmé des pierres qui, aussitôt, s’assemblèrent pour l’édification d’un mur. Aux hommes dépourvus de raison, ignorants des lois et qui, auparavant, vivaient en bandes éparses, il persuada, par sa parole envoûtante, de se rassembler, de vivre civilement et d’ériger des murs pour leur protection.
C’est à bon droit qu’Orphée signifie « la plus belle voix », lui dont on relate la fable suivante. Orphée aimait la nymphe Eurydice et, l’ayant séduite au son de sa cithare, il l’épousa. Un jour que le pasteur Aristée la poursuivait de ses assiduités, celle-ci, dans sa fuite, tomba sur un serpent et mourut <de sa morsure>. C’est pour elle que son époux descendit aux enfers et promit de ne pas la regarder en se retournant. Mais l’ayant contemplée en se retournant, il la perdit à jamais.
Cette fable, d’après Fulgence 1, est le symbole de l’art musical. Orphée en effet, comme nous l’avons dit, signifie « la plus belle voix » ; Eurydice, « connaissance profonde ». Orphée, c’est-à-dire tout individu qui consacre sa vie à l’art musical, désire s’unir à elle et  la prendre pour épouse en la séduisant au son de sa cithare, car celui qui fait profession de musique ne peut prétendre être un <véritable> musicien s’il ne parvient pas à une connaissance intime de son art, et c’est pourquoi il cherche à le maîtriser par des vocalises riches et travaillées. Or, cette connaissance profonde de la science <musicale>, autant elle est recherchée par les esprits les meilleurs tels Aristée (aριστoς, en effet, signifie « le meilleur »), autant elle se refuse à la domination de l’homme. Et voilà pourquoi Eurydice meurt de la morsure d’un serpent, comme si elle avait été violée dans ses secrets les plus profonds, et descend aux enfers. Mais <l’homme à> la voix mélodieuse se lance à la poursuite de cet art sublime dont il ne peut avoir une vision entière et qui se dérobe à lui, dès qu’il l’entrevoit. Même le très savant Pythagore, alors qu’il travaillait à percer le mystère de la musique en réduisant <le secret> des consonances à des rapports de poids et de nombres, n’a pu cependant trouver l’explication de son charme.
Rémi 2, toutefois, envisage autrement cet apologue. Voici ce qu’il en dit. Eurydice est l’épouse d’Orphée, parce que la discrétion doit être la compagne de l’éloquence. Blessée elle-même par un serpent, elle descend aux enfers parce qu’elle brûlait de convoitise pour les biens terrestres : piquée par le venin du mal, elle s’était engagée dans la mauvaise voie. Mais Orphée la rappelle, par ses incantations, vers le monde supérieur en transformant de sa voix séduisante cette propension pour le lucre en disposition vers le bien. Que s’il la regarde, toutefois, celle-ci retourne à la terre, et les suppliques d’Orphée ne peuvent lui-rendre son Eurydice. C’est qu’il est difficile, quel que soit le langage employé, d’élever vers le bien un esprit terrestre livré aux choses temporelles quand il est sous l’emprise de Proserpine, la plus grande instigatrice du mal.
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Source : Mythographi Vaticani III. 8, 20-21, éd. G. H. Bode, Script. rerum myth., 1834, p. 212-213.
1.  Fulgence est un polygraphe du VIe siècle (Mitologiae III, 10, éd. R. Helm, Leipzig, 1898, p. 77-78), d’origine probablement nord-africaine.
2.  Il pourrait s’agir de Rémi d’Auxerre, écolâtre du IXe siècle.
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Texte II

Orphée aimait la nymphe Eurydice, qu’il prit pour femme en la séduisant au son de sa cithare. Le pasteur Aristée l’aimait aussi, et, un jour qu’il la poursuivait, celle-ci dans sa fuite mit le pied sur un serpent et mourut. Lorsqu’il l’eut appris, son époux tenta, au son de sa cithare, de la ramener depuis les enfers jusque sur la terre, mais bien en vain. Orphée se dit d’après oreon phone, c’est-à-dire « la plus belle voix ». Eurydice signifie Ainsi, Orphée veut rappeler Eurydice des enfers au son de sa cithare, mais n’y parvient pas parce qu’il symbolise l’esprit humain qui essaie de pénétrer la profondeur de la théorie musicale et, par des explications rationnelles, d’en percer le secret, de la clarifier et de la ramener vers la lumière, c’est-à-dire, d’en faire une science. Mais celle-ci, fuyant la connaissance humaine, gît dans les ténèbres de l’ignorance.

Passage cité dans l’Epistola de Armonica Institutione attribuée au moine Réginon de Prüm (Trèves, v .901), dans les Scriptores ecclesiastici de musica sacra potissimum de l’abbé Martin Gerbert, Saint-Blaise en Forêt-Noire, tome I (1784), p. 246. Nous dirons sous une autre rubrique pourquoi nous avons contesté l’attribution à Réginon de Prüm dans un article paru en 2009. Ce texte figure aussi à la fin de la Musica Enchiriadis, l’un des plus importants traités de musique du Moyen Âge et le premier à formuler les règles du chant polyphonique à quatre parties.

Pour résumer la légende d’Orphée, je ne connais guère de plus beau texte que celui d’un certain abbé de Claustre, inconnu par ailleurs, dont on appréciera l’élégance du style :

 « EURYDICE, femme d’Orphée, fuyant les poursuites d’Aristée le long d’un fleuve, n’apperçut point un serpent redoutable, caché sous l’herbe : elle en fut piquée au talon & perdit la vie, peu de jours après son mariage. Orphée fuyant le commerce des hommes, tâchoit par le son de sa lyre de soulager sa douleur. Nuit & jour sur un rivage désert il déploroit sa perte : Enfin ne pouvant plus supporter son absence, il osa, dit Virgile, pénétrer dans le sombre Royaume de Pluton, y traverser ces forêts ténébreuses où regne un éternel effroi, s’approcher du terrible Monarque des morts, & aborder les lugubres divinités que les prieres des mortels n’ont jamais fléchies… Les sons de sa lyre penétrerent dans les plus profondes demeures du Tartare & en surprirent tous les pâles habitans. Les oreilles mêmes des Furies, dont les têtes sont armées de serpens, en furent charmées. Le Cerbére fermans ses trois gueules cessa d’aboyer, & le mouvement de la roue d’Ixion fut suspendu. Proserpine & Pluton lui-même furent attendris ; ils ordonnerent qu’Eurydice lui seroit rendue, à condition toutefois qu’il ne tourneroit la tête pour la voir qu’après qu’il seroit sorti des enfers, & que s’il contrevenoit à cet ordre, elle lui seroit ravie pour toujours. Orphée revenoit donc sur la terre, suivi de sa chere Eurydice qui marchoit après lui, vers le séjour de la lumiere : déjà il étoit près des bornes de l’empire des morts, lorsque l’impatience de revoir son épouse, ou un mouvement subit, dont il ne fut point le maître, lui fit oublier la loi : il tourna la tête pour voir sa chere Epouse, & à l’instant elle disparut. Il lui tendit les bras, mais il n’embrassa qu’une vapeur légére. Eurydice soumise encore une fois à l’empire de la mort, ne fit aucune plainte contre son époux ; elle n’auroit eu à se plaindre que d’avoir été trop aimée. Orphée courut après elle pour la joindre, mais il ne la revit plus. Le malheureux époux de retour sur la terre, passa sept mois entiers au pied d’un rocher sur les rives désertes du Strymon, à pleurer sans cesse, & à faire retentir les antres de ses gémissemens. Les Historiens disent qu’Orphée ayant perdu sa femme, alla dans un lieu de la Thesprotie nommé Aornos, où un ancien Oracle rendoit ses réponses, en évoquant les morts. Il y revit sa chere Eurydice, & croyant l’avoir véritablement retrouvée, il se flata qu’elle le suivroit ; mais ayant regardé derriere lui & ne la voyant plus, il en fut si affligé, qu’il se tua de désespoir. D’autres disent qu’il guérit sa femme de la morsure du serpent ; mais comme elle mourut peu de tems après, de quelqu’autre accident, & peut-être par la faute d’Orphée, on publia qu’il l’avoir retirée des enfers, & qu’elle y étoit retombée. »

André de Claustre, Dictionnaire de mythologie pour l’intelligence des poètes, de l’histoire fabuleuse, des monumens historiques, des bas-reliefs, des tableaux, &c. Paris, 1745, s. v. Orthographe conforme au texte original .

Mon passage préféré est celui-ci :

« Eurydice soumise encore une fois à l’empire de la mort, ne fit aucune plainte contre son époux  ; elle n’auroit eu à se plaindre que d’avoir été trop aimée. »

Peut-on imaginer plus bel aveu d’amour ?…

Voici un autre écho d’Orphée qu’il me plaît de citer, d’autant plus que nous ne devons pas être légion à l’entendre :

Sur le seuil des enfers, Eurydice éplorée
S’évaporait légère ; et cette ombre adorée
A son époux en vain, dans un suprême effort,
Avait tendu les bras. Vers la nuit éternelle,
Par delà les flots noirs, le Destin la rappelle ;
Déjà la barque triste a gagné l’autre bord.

Tout entier aux regrets de sa perte fatale,
Orphée erra longtemps sur la rive infernale.
Sa voix du nom chéri remplit ces lieux déserts.
Il repoussait du chant la douceur et les charmes :
Mais, sans qu’il la touchât, sa lyre, sous ses larmes,
Rendait un son plaintif qui mourait dans les airs.

Louis-Victorine Choquet (Paris 1813-Nice 1890) alias Madame Ackermann, Oeuvres, Paris, Alphonse Lemerre, 1885, poème « L’hyménée et l’amour », p. 43-44.

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Symbole par excellence du pouvoir de la musique sur la nature, capable de forcer même les portes de l’empire des ombres, la fable d’Orphée et d’Eurydice a inspiré de très nombreuses oeuvres musicales, depuis le premier opéra de Peri et Caccini au XVIIe siècle jusqu’à nos jours. En voici un relevé, sans doute très incomplet, disposé dans l’ordre chronologique :

Jacopo Peri et Giulio Caccini (Florence, 1600), rivaux. – Monteverdi (Mantoue, 1607), le premier véritable chef d’oeuvre de l’opéra. – Stefan Landi (La morte d’Orfeo, 1619). – Luigi Rossi (1647). – Heinrich Schütz (1638, ballet). – Marc-Antoine Charpentier (1688). – Jean-Philippe Rameau (1728, 6e Cantate française). – Johannes Deller (1731, ballet). –  Josef Haydn (1753). — Wilibald von Gluck (1762, 2 versions : italienne et française). – Jean-Chrétien Bach (Londres, 1770). – J. G. Naumann (1785). – Jacques Offencach (Paris, 1858, parodie). – P. vonWinter (1805, ballet). – Liszt (Weimar, 1854, poème symphonique). – Léo Delibes (La mort d’Orphée, 1878). – Roger Ducasse (chorégraphie, 1913). – Ernst Krenek (1923). – Darius Milhaud (Les malheurs d’Orphée, 1928, où Orphée est un pharmacien et Eurydice une Bohémienne !). – Alfredo Casella (19..). – Malipiero (19..).