J’aime aussi la poésie du XXe siècle, que nous n’abordions pas en classe et que je n’ai découverte que bien des années plus tard en commençant par Paroles de Jacques Prévert, recueil jugé « très immoral » par nos maîtres qui pourtant l’avaient lu sous le manteau… Dans l’ordre chronologique :

LA LORELEY

A Jean Sève

A Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde.

Devant son tribunal l’évêque la fit citer.
D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté.

O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie ?

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits,
Ceux qui m’ont regardée, évêque, en ont péri !

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries.
Jetez, jetez aux flammes cette sorcellerie !

Je flambe dans ces flammes, ô belle Loreley,
Qu’un autre te condamne ! Tu m’as ensorcelé !

Évêque, vous riez ! Priez plutôt pour moi la Vierge,
Faites-moi donc mourir, et que Dieu vous protège !

Mon amant est parti pour un pays lointain.
Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien.

Mon coeur me fait si mal, il faut bien que je meure.
Si je me regardais il faudrait que j’en meure.

Mon coeur me fait si mal depuis qu’il n’est plu là.
Mon coeur me fit si mal du jour où il s’en alla.

L’évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances.
Menez jusqu’au couvent cette femme en démence !

Va-t-en, Lore en folie !” Va, Lore aux yeux tremblants !
Tu seras une nonne vêtue de noir et de blanc !

Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre.
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres.

Chevaliers, laissez-moi monter sur un rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve.
Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves.

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés.
Les chevaliers criaient Loreley ! Loreley !

Tout haut, là-bas sur le Rhin s’en vient une nacelle
Et mon amant s’y tient, il m’a vue il m’appelle !

Mon coeur devient si doux c’est mon amant qui vient !
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil.

Guillaume Apollinaire (1880-1918), Alcools (1913)

Ce poème, daté de Bacharach, mai 1902, fut publié d’abord dans le Festin d’Ésope n° 4, en février 1904, avec Passion, sans dédicace. Apollinaire avait lu Heine et Brentano (cf. M. Wolf, Revue de littérature comparée, 1951).

Voici le poème original de Heine (1797-1856), le premier que j’ai appris de mon professeur d’allemand, le comte Otto Finck von Finkenstein, un « gentil géant » prussien au coeur tendre et authentique pacifiste, dépouillé de ses terres et de son château ancestral par l’Allemagne de L’Est communiste. Il a su m’inculquer le goût de la langue et de la culture allemandes, malgré l’horreur de 1939-1945, et je conserve de lui le meilleur des souvenirs. (C’est lui, d’ailleurs, qui m’a trouvé, en deux coups de téléphone, un logement à Munich près de l’Université, alors que j’étais quelque peu désespéré d’avoir à me loger en lointaine banlieue…)

Ich weiß nicht, was es soll bedeuten
Das ich so traurig bin ;
Ein Mächen aus uralten Zeiten
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

Die Nacht ist kühl und es dunkelt,
Und ruhig fließt der Rhein ;
Und der Gipfel des Berges funkelt
Im Abendsonnenschein.

Die schönste Jungfrau sitzet
Dort oben wunderbar ;
Ihr golnes geschmeide blitzet ;
Sit kämmt ihr goldenes Haar.

Sit kämmt es mit goldenem Kamme
Und singt ein Lied dabei ;.
Das hat eine Wündersame,
Gewoltige Melodie.

Den Shiffer im kleinen Schiffe,
Ergreift es mit wilden We ;.
Er schaut nicht die Felsenriffe,
Er schaut nur hinauf in die Höh.

Ich glaube, die Wellen verschlingen.
Am Ende Schiffer und Kahn ;
Und das hat mit ihrem Singen
Die Lorelei getan.


Les yeux d’Elsa (Aragon)

Tes yeux sont si profonds qu’en m’y penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir s’y mirer,
S’y jeter à mourir tous les désespérés,
Tes yeux sont si profonds que j’en perds la mémoire.
[…]
Et l’on dit qu’un beau soir l’univers s’embrasa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent,
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa, les yeux d’Elsa…


Chaque fois que je séjourne à Paris, je ne manque pas de rendre visite au Mémorial des Déportés situé au bout de l’Île de la Cité, dans les beaux jardins de Notre-Dame. Avec ses grilles des fer nu et ses inscriptions en lettres rouges aux angles aigus, c’est un endroit austère, comme il convient, propice à la réflexion et au culte du Souvenir. Mais pas du tout sinistre, comme on pourrait s’y attendre. Voici ce que j’en ai retenu.

J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé
Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste plus rien de toi.
Il me reste d’être l’ombre entre les ombres,
L’ombre qui viendra et reviendra dans ta vie
Ensoleillée.

***
Car les coeurs qui haissaient la guerre
Battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées
Du jour et de la nuit.

Robert Desnos (1900-1945), mort au camp de concentration de Terezin, non comme juif mais comme grand Résistant.

Aragon y figure aussi :

Tous les deux aimaient la belle prisonnière,
Prisonnière des soldats.

Apollinaire n’y figure pas mais ce quatrain douloureux y sierrait bien :

Cette boue est atroce aux chemins détrempés
Les yeux des fantassins ont des couleurs mourantes
Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés
Les amants vont mourir et mentent les amantes.

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DÉPARTS

Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme, quitte ton enfant
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
……………………………………….
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t-en
Quand tu aimes il faut partir
Blaise Cendras


Yves Bonnefoy (1923-2016) n’est peut-être pas le poète français le plus connu (quoique son oeuvre soit traduite en 32 langues…) mais c’est, à mon avis, l’un des plus grands. Il a fait une carrière extraordinaire. Formé d’abord aux mathématiques, ce qui peut surprendre, mais lui a inculqué le sens d’une rigueur à la fois infaillible et sensible. Ami dans un premier temps des poètes surréalistes, il s’en éloigna par la suite pour être lui-même. Critique d’art lucide, scénariste primé, il s’est intéressé autant à la mythologie (Dictionnaire des mythologies et des religions) qu’aux littératures étrangères : il a traduit Shakespeare et Yeats, Pétrarque et Leopardi et détenu une chaire de poétique au Collège de France pendant 20 ans, renouant ainsi avec une tradition inaugurée par Paul Valéry. J’ai découvert le poème suivant le 11 août 2002 à l’entrée de la rue Mouffetard, à droite de la murale de Pierre Alechinskyl. Puisse-t-il figurer aussi longtemps qu’un arbre a de vie…

L’ARBRE

Passant,
regarde ce grand arbre
et à travers lui,
il peut suffire.
Car même déchiré, souillé
l’arbre des rues,
c’est toute la nature,
tout le ciel,
l’oiseau s’y pose,
le vent y bouge, le soleil
y dit le même espoir malgré
la mort.
Philosophe,
as-tu chance d’avoir l’arbre
dans ta rue,
tes pensées seront moins ardues,
tes yeux plus libres,
tes mains plus désireuses
de moins de nuit.


Il n’y a pas que les poètes célèbres qui ont reçu ce don du ciel. D’autres, tout à fait inconnus, voire non identifiés, l’ont reçu aussi, à des degrés divers mais néanmoins méritoires. Voici ce que je redécouvre en rangeant mes vieux papiers tout jaunis, après les avoir sagement numérisés . Ainsi, si ces glanures froissées qui me sont demeurées chères, puisque j’avais cru bon de conserver en les remisant au fond d’un classeur, devaient disparaître, elles seront préservées de manière immatérielle sur la Toile, en espérant, Lecteur, Lectrice, mon frère, ma soeur, que tu y trouveras peut-être quelque plaisir à en goûter la fraîcheur ingénue.

Mon île

De cristal et diamant
J’inventerai mon île
Une île pour enfants
Pas bien grande et fragile

Où mettre jouets blancs
Pour l’heure qui m’exile
De cristal et diamant
J’inventerai mon île

Que m’importe à présent
L’horloge sur la ville
De cristal et diamant
J’inventerai mon île


C’est une « Poésie du terroir » recueillie dans le défunt hebdomadaire Le Péninsulaire de Mont-Joli, daté du 7 mai 1969 et signé “mance rivière”. J’ignore complètement qui était cette jeune poétesse (du moins je le soupçonne), pourvue d’une fine sensibilité et, de toute évidence, familière des formes médiévales. Il s’agit là, manifestement, d’un pseudonyme. Je me plais à imaginer quelle jeune fille aux blonds cheveux pouvait bien se cacher derrière ce nom euphonique. Et qu’est devenue cette belle inconnue que je me représente telle une Ophélie revêtue de ses longs voiles diaphanes ?

Chanson

Mon toit c’est un nuage
Et mon jardin
Tes mains
Mon coeur c’est ton visage
Et mes deux yeux
Les tiens.

(ibid., 25 juin 1969)


Rondel

Revenant des enfances
Mon ami mon amant
Seriez-vous le silence
Que j’entends dans le vent

Ou bien cette romance
De la neige et du temps
Revenant des enfances
Mon ami mon amant

Je meurs de votre absence
Et même alors j’attends
Que nos vies recommencent
Douces comme à cinq ans

Revenant des enfances
Mon ami mon amant.


Bijoux

Jeux de lumière
Sur mon poignet
Danse rivière
Diamants
Et bracelets

Clinquant d’espace
Un oiseau
Qui passe
Aux lents échos

Joie si petite
Et richesse
Où rien n’habite
Qu’une ivresse
De vent

Coffret léger
De la mémoire
Que j’ai

Il a neigé
Des bagues
D’ivoire
Et de papier

Liant
Mes deux poignets
Des bagues
De jours défaits.


N’y passez pas

N’y passez
Jamais plus
Au pays
De l’hier

Il y neige
Mes hivers

N’y passez
Jamais plus
A la rue
De mes songes

Il y pleut
Des yeux

N’y passez
Jamais plus
Au jardin
De mes ombres

On y voit
Cimetière

Il y neige
Mes hivers
Il y pleut
Des yeux.


Lu au hasard de voyages et de balades citadines : Éloge du bon pain

Le vrai pain

A mon ami [Lionel] Poilâne

O Parisien pâlichon,
Tu exiges la baguette ?
Mais serait-ce, mon bichon,
Qu’elle manque à ta braguette ?
Pâte blême au dur croûton,
Elle n’a de la farine
Conservé que l’amidon :
C’est à la race porcine
Qu’est réservé tout le bon.
Toi, bégueule,
Dans ta gueule,
Enfournes à tes repas
Ce que cochon ne veut pas.
Insipide
Et torpide
Est le goût de ce pain-là.
Mais, quand la cuisine est bonne,
Quand le vin pur de la tonne
Jaillit dans mon verre, oh ! Là !
Ne me donne pas de pain chiche :
Va plutôt quérir la miche
Qui s’est cuite au feu de bois.
Fais vite, si tu m’en crois,
Hâte, hâte,
Que j’en tâte !
Et, sans plus chercher midi,
Cours, vole au Cherche-Midi !
Car, n’en déplaise à nos ânes,
Il n’est vrai pain que de Poilâne !

(On connaît le célèbre pain Poilâne – son nom de famille ! – toujours cuit au feu de bois dans l’âtre…)


Mon père le boulanger

Il était boulanger dans la vieille ruelle,
Et il vivait au fond du magasin.
Quand le jour se levait, la fatigue fidèle
Était au rendez-vous des éternels matins.

Quand la ville dormait, tout seul dans sa farine,
A la chaleur du four il réchauffait son coeur.
Mon père fatigué n’avait pas bonne mine,
Mais son pain odorant apportait du bonheur.

Il souriait toujours aux idées charitables.
Il a toujours donné, et, ruiné par l’effort,
Je l’ai vu bien souvent, les coudes sur la table,
S’endormir quand le pain faisait sa croûte d’or.

Le pain était si beau dans les mains de mon père !
Mais il a dû partir pour un bien doux repos.
Je m’en irai un jour pour dormir sous la terre,
Car je sais qu’avec lui j’aurai toujours bien chaud.

(Lu au mur d’un boulanger, rue Laget à Aubagne, patrie de Jean Giono, le 28 août 2005)